Le réseau des révoltes urbaines dans le nord du Royaume de
France à la fin du Moyen Âge
– des révoltes urbaines de Paris
et de chaque bonne ville –
Yoshiaki
OMI
Introduction
Mon intervention d'aujourd'hui porte sur le réseau des révoltes urbaines dans le nord du Royaume de France à la fin du Moyen Âge. Je me propose en effet d'examiner, sur les plans de l'étendue géographique et du contexte historique, la relation existant entre les révoltes urbaines qui éclatèrent à Paris aux 14ème et 15ème siècles et les différentes villes situées dans le nord du Royaume de France. Concrètement, j'aborderai les mouvements enregistrés au cours de trois périodes distinctes, à savoir : les années 1356 – 1358, avec la révolte parisienne conduite entre autres par Etienne Marcel, les années 1382 – 1383, durant lesquelles on assista à la révolte des Maillets, et enfin, l'année 1413, associée à la révolte des Cabochiens. Si, comme vous l'avez constaté, l'intervention du Professeur Park, de l'Université de Séoul, a été essentiellement consacrée aux réseaux des révoltes urbaines des 12ème et 13ème siècles, pour ma part, je vais donc m'appliquer à présenter les réseaux observables dans les deux siècles qui suivirent.
Faute de temps, je ne chercherai pas à retracer par le
biais de cette analyse le déroulement détaillé de chacune des révoltes
concernées. C'est pourquoi je me permets, avant d'entrer dans le vif du sujet,
de vous en remettre en mémoire les grandes lignes. Pour ma part, je considère
tout d'abord que l'époque qui nous intéresse ici et qui court du début du 14ème
à la fin du 15ème siècle, soit environ 200 ans, correspond sur le
plan politique à une période de crise du féodalisme. Ma théorie de base est que
la Guerre de Cent Ans constitue en quelque sorte une traduction concrète de ce phénomène.
On peut sans doute y voir également une période de désordre politique et de
luttes hégémoniques marquant l'évolution des institutions françaises d'alors,
que les spécialistes de l'histoire des institutions politiques, administratives
et judiciaires désignent sous l'expression de royaume des Assemblées d'états. Au
même moment, et malgré une relative stabilité économique des zones urbaines, il
est probable que la crise affectait aussi, de manière insidieuse et
progressive, l'économie et le système des seigneuries. C'est dans ce contexte historique
qu'éclatèrent les unes après les autres les révoltes populaires.
Le déroulement des révoltes que nous allons tout d'abord
évoquer, et dont Étienne Marcel fut le chef de file, est facile à suivre si
l'on y distingue trois étapes. La première se situe en septembre 1356, date à
laquelle s'ouvrent les États généraux convoqués juste après la défaite des
troupes françaises lors de la bataille de Poitiers et la capture du roi Jean II
par l'armée royale d'Angleterre. La deuxième est la période d'affrontements
entre les deux principaux partis qui suivit la promulgation de la Grande
Ordonnance, le 3 mars 1357. Enfin, la dernière phase est la période durant
laquelle le peuple parisien passa lui-même à l'action, Étienne Marcel en tête.
Si l'on s'intéresse aux révoltes urbaines, c'est bien sûr cette troisième époque
qui retient particulièrement l'attention ; en revanche, en matière de
réseaux, ce sont plutôt les stades 1 et 2 qui permettent de recueillir le plus
grand nombre d'informations.
Nous parlerons ensuite de la révolte des Maillets,
également appelée révolte des Maillottins. Ces émeutes, dirigées contre l'impôt
royal, commencèrent le 1er mars 1382, au plus fort d'une période où,
après la mort du roi Charles V, on aspirait à une plus grande magnanimité du
pouvoir en place. Elles furent écrasées par la répression à la fin du mois de
janvier de l'année suivante. À la même époque, de nombreuses « bonnes
villes » du royaume connaissaient elles aussi des soulèvements populaires,
comme la révolte de la Harelle à Rouen, ou celle de Philippe Van Artevelde à Gand.
Or, la révolte des Maillets est étroitement liée à ces divers mouvements de
fronde. En ce sens, elle se prête parfaitement à l'analyse dans le cadre d'une
recherche sur les réseaux.
La dernière des révoltes urbaines dont je parlerai
aujourd'hui est celle des Cabochiens : elle éclata dans le contexte conflictuel
qui s'était ouvertement développé entre les Armagnacs et les Bourguignons
durant la première moitié du 15ème siècle. Menées principalement par
la corporation des bouchers-écorcheurs, les émeutes populaires parisiennes éclatèrent
le 27 avril 1413, soutenues en coulisses par le duc Jean de Bourgogne qui, dans
la guerre d'hégémonie qui se livrait au sein du gouvernement du royaume, avait
la mainmise sur le pouvoir. Dans un premier temps, la révolte se développa en
contact étroit non seulement avec les autorités de la ville, mais aussi avec
l'université de Paris : en renforçant leur relation avec le duc de
Bourgogne, les premières cherchaient à rétablir l'autonomie perdue de la
capitale, et la seconde, qui figurait parmi les groupes investis de fonctions
privilégiées, jouissait d'une certaine puissance. Mais ce soulèvement, qui
revêtait essentiellement les caractéristiques d'une guerre civile, s'affranchit
ensuite de ces tutelles lorsque des exactions furent commises contre les
classes sociales privilégiées et riches impliquées tant dans le gouvernement du
royaume que dans celui de la ville. Parallèlement, pour n'avoir pas réussi à
mettre un frein au développement hors de tout contrôle de cette révolte, le duc
de Bourgogne voyait sa position politique s'affaiblir. Finalement, ces divers
facteurs aboutirent à la défaite des émeutiers, qui durent faire face à la
riposte de la population de Paris, celle-ci ayant vu d'un mauvais oeil la
tournure radicale prise par le mouvement.
Après cette brève description des trois périodes de
révoltes urbaines qui touchèrent le peuple parisien, je voudrais maintenant
m'attarder davantage, à chacun des stades d'évolution de ces troubles, sur les
rapports entre les événements de la capitale et les diverses cités du nord du
royaume de France, liens qui permirent la diffusion de l'agitation sur le
territoire, ainsi que sur le contexte politique et économique d'alors.
1, Les révoltes menées par Étienne Marcel
Si l'on considère la révolte d'Étienne Marcel et de ses partisans sous l'angle de la théorie des réseaux, certains aspects nouveaux apparaissent avec une certaine évidence, et ce qu'il convient de souligner surtout est que ces mouvements n'étaient pas seulement le fait d'Étienne Marcel, des représentants de la ville de Paris ou du peuple parisien. Les premier et deuxième stades de développement des troubles en témoignent plus particulièrement.
(1) Composition du camp des réformistes
Penchons-nous d'abord sur les individus composant le camp réformiste qui, après l'ouverture des États Généraux en octobre 1356, émergea clairement au fil des événements. D'après les recherches menées par Raymond Cazelles[1], parmi les représentants présents, cinquante en tout étaient nommément désignés comme membres de cette mouvance, dont 14 issus du clergé, 27 de la noblesse et 9 du peuple. 10 d'entre eux venaient de Normandie, 9 de Picardie et Vimeu, 7 d'Île de France - Beauvaisis, 5 d'Artois - Cambrésis, 5 de Champagne - Barrois, 5 de l'Orléanais - Étampois, 4 de Bourgogne, 4 du Limousin - Auvergne, 1 de Touraine - Anjou, 1 du Maine. L'origine géographique de deux d'entre eux reste indéterminée. Pour ceux dont la ville est connue, on remarque que, outre ceux de Paris, les députés d'Amiens et de Rouen étaient particulièrement nombreux. De toute évidence, ils étaient impliqués dans le mouvement pour la réforme du royaume, aux côtés d'Étienne Marcel, qui commençait à s'opposer au Dauphin Charles. Renouveler le Conseil, stopper la dégradation de la situation monétaire, mettre en place des impôts plus justes, ˇ¦ la résolution de ces questions épineuses était alors à l'ordre du jour. Le roi Jean II ayant été fait prisonnier par l'armée anglaise, ce courant réformiste se développa en l'absence du monarque, au cours d'une période qui pourrait être qualifiée de « vide du pouvoir », mais dans les bonnes villes du nord du royaume de France, des signes précurseurs de la vague de réclamations contre la politique royale, à commencer par les impôts, étaient déjà perceptibles.
Par exemple, à partir du 5 mars 1356, le menu peuple d'Arras commença à se
révolter contre la noblesse. De même, on sait que des troubles furent
déclenchés à Rouen, suite à l'arrestation et à la détention de Charles, roi de
Navarrre, et que d'autres, menés par les pelletiers, éclatèrent à Amiens à
cause des impôts de l'année 1357[2].
La réforme du royaume semblant se concrétiser depuis les
États Généraux de novembre 1355, les attentes à son égard allaient donc
croissant. Par ailleurs, après la bataille de Poitiers, les populations eurent
à subir les exactions des troupes armées qui, avec la vacance du pouvoir,
s'étaient muées en bandes de brigands et mettaient les campagnes à sac. Dans ce
contexte, et face à un gouvernement incapable de sauvegarder l'ordre public,
les représentants de chaque bonne ville du royaume espéraient donc ardemment
une rapide mise en place des réformes. Ces sentiments apparaissent clairement
dans les termes de la Grande Ordonnance promulguée, le 3 mars 1357.
Sans entrer dans les détails, notons ces quelques lignes de
l'article 3, qui stipule que les aides prélevées doivent être rigoureusement
contrôlées : « les députés généraux
ne pourront rien faire par rapport à leur administration, qu'ils ne soient tous
d'accord, ou que du moins six d'entre eux savoir deux personnes de chaque état,
ne soient du même avis »[3].
De même, l'article 5 impose des contraintes sur la prise de décision en matière
de levée des aides, en indiquant que « dans
la première qui se tiendra, les états pourront changer ce qu'ils auront réglé
dans celle-ci sur le fait de l'aide, pourvu que les trois états soient d'un
même sentiment, et sans que l'avis de deux d'entre eux puisse lier le troisième
qui ne voudroit pas s'y conformer »[4].
Du point de vue de l'histoire des
institutions politiques, administratives et judiciaires, on devine en arrière
plan l'existence chez les rédacteurs d'une aspiration à une sorte de
« monarchie parlementaire » et, à la lecture de ce document, on
aurait même pu s'interroger : « La
France allait-elle avoir sa Grande Charte et la royauté capétienne devenir une
monarchie contrôlée ? »[5].
Bien sûr, la Grande Ordonnance ne s'articule pas uniquement autour de ces
questions et présente de nombreux autres aspects, mais il est en tout cas
certain qu'elle se situe dans le prolongement du mouvement de réforme du
royaume qui s'est dessiné à partir d'octobre 1356.
Ces diverses lignes politiques favorables aux réformes se
développèrent avec l'aide des représentants des villes du royaume cités
précédemment. Elles aboutirent également aux mouvements de grève dirigés entre
autres par Étienne Marcel, qui affectèrent Paris les 19 et 20 janvier 1357,
imposant ainsi une forte pression au Dauphin Charles.
(2)
Les révoltes
menées par Étienne Marcel et les bonnes villes alentours
C'est dans la tournure prise par les événements à compter
d'avril 1358 qu'apparaît clairement la relation entre ces révoltes parisiennes
et les bonnes villes alentours. En effet, Charles, devenu Régent le 14 mars,
avait dû fuir la capitale 3 jours plus tard et assiégeait la ville avec ses
troupes dans l'espoir de l'isoler tant sur le plan politique qu'au niveau
économique. C'est alors qu'Étienne Marcel pris la décision de solliciter l'aide
des villes proches de Paris. Les archives historiques de la ville de Laon
témoignent sans ambiguïté de l'engagement aux côtés d'Étienne Marcel de
certaines cités, principalement situées au nord de Paris, à savoir :
Amiens, Noyon, Laon, Reims, Chalon, Rouen, Beauvais et Senlis[6].
C'est ainsi que, par exemple, l'influence exercée à Laon par Robert Le Coq,
autre protagoniste des soulèvements parisiens de cette époque, amena la
population de cette ville à utiliser le chaperon rouge et bleu de Paris,
symbole des révoltes en cours, comme objet emblématique des mouvements dirigés
vers les riches notables locaux.
À ce propos, l'article 17 de la Grande Ordonnance stipule
que « Chacun pourra résister à ceux
qui voudront faire des prises, et reprendre, sans crainte de peine et d'amend,
tout ce qui lui aura été ainsi enlevé ; et, si ceux contre qui ces violences
seroient exercées n'étoient pas assez forts pour y résister, ils pourront
appler à leur secours leurs voisins, qui pourront s'assembler par cri
public ; et ils ne pourront être assignés, pour tout ce qui aura rapport à
ces prises, que par devant les juges ordinaires »[7].
Je ne m'étendrai pas sur les détails de l'attitude politique adoptée par le
Régent Charles en ce mois d'avril 1358, mais dans les villes qui, malgré des
oppositions internes, avaient nettement apporté leur soutien aux révoltes
parisiennes, il est clair que ce n'est pas le pouvoir politique du Régent, mais
bien Étienne Marcel et ses partisans, ainsi que l'esprit de la Grande Ordonnance
qui avaient été choisis.
Par ailleurs, les Lettres aux échevins d'Ypres datées du 28
juin et du 11 juillet 1358 sont d'excellents témoignages des liens entre
Étienne Marcel et ces bonnes villes du royaume. Il est dit que des courriers
similaires avaient été adressés à chacune des villes concernées, mais ces deux
documents sont les seuls qui aient traversé le temps jusqu'à nos jours. La
première missive explique que l'action menée par le Régent à l'encontre de la
capitale n'est autre que « la guerre
des nobles contres les non nobles du roiaume » et appelle « à l'intervention armée contre les
<nobles> qui assiègent Paris »[8].
La seconde demande instamment l'aide de « tous noz bons amis » pour défendre « le bon peuple, les bons labeureurs et les bons marchans »
des méfaits perpétrés par les « murdiers,
robeurs, et cruaus ennemis de Dieu et de la foy » qui se sont
rassemblés en foule « devant la
bonne ville de Paris, avecques Mon. le duc »[9].
Plus que la précédente, cette deuxième lettre montre que la demande de Paris,
dont la situation était aussi devenue critique sur le plan militaire, était un
appel à l'aide désespéré. Mais ce qui me paraît le plus important à remarquer
ici est le fait que les échevins d'Ypres y soient désignés par l'expression
« tous noz bons amis ». Le
choix de ces mots donne en effet à penser que ce message fut envoyé par Étienne
Marcel aux différentes villes, et il en ressort, sur le plan psychologique, le
sentiment d'une appartenance à une sorte de fédération des cités concernées.
2, La révolte des Maillets
En 1970, Michel Mollat et Philippe Wolff expliquaient ainsi
le contexte dans lequel éclatèrent de nombreuses révoltes populaires au début
des années 1380 : « Les
circonstances qui engendrent l'agitation à Paris et dans plusieurs villes du
royaume étaient liées au changement de règne. Un phénomène naturel de détente
dû au passage d'un gouvernement fort à une minorité »[10], et
ils résumaient fort justement la situation politique et sociale de l'époque en
ces termes : « Ainsi, dès les
premiers mois du règne de Charles VI, toutes les formes d'agitations et de
troubles que devait connaître ce règne malheureux s'étaient manifestées. Le
mouvement ne fit que s'amplifier et l'on constate que d'un bout à l'autre du
royaume les nuages s'amoncelaient »[11].
Par ailleurs, au début du mois d'octobre 1380, certaines villes commencèrent à
refuser le paiement de l'impôt, notamment parce qu'une rumeur prétendait que le
défunt roi Charles V avait inclus dans ses dernières volontés la suppression
des aides, opposant ainsi cette contrainte aux velléités de son successeur.
C'est dans ce contexte que survint la révolte des Maillets.
(1)
Les révoltes
urbaines contemporaines de celle des Maillets
Comme le démontrent les travaux de Léon Mirot, un grand
nombre de révoltes populaires prirent place dans diverses villes à partir de
1382, et touchèrent essentiellement les classes moyennes et les plus pauvres.
L'une des plus connues est la révolte de la Harelle, qui se produisit le 24
février 1382 à Rouen, mais on trouve aussi traces de soulèvements dans beaucoup
d'autres cités normandes, comme Caen et Falaise, durant la première moitié du
mois de mars de la même année, ainsi que dans des villes d'autres régions
telles que le Vermandois, la Champagne ou la Picardie. Si ces mouvements de
colère s'inspirèrent de la révolte de la Harelle et de celle des Maillets, il
semble que la raison directe ait été la publication de l'ordonnance relative à
la levée des aides décidée le 15 janvier 1382 : le document stipulait en
effet que la perception de l'impôt commencerait le 1er mars. À ce
jour, les recherches approfondies sur le déroulement des événements dans chaque
ville sont encore insuffisantes, mais on sait par exemple que, à Reims, le
recouvrement des aides se heurta à un refus et que les habitants tinrent des
assemblées ; on rapporte aussi que les gens d'Amiens se réunirent devant
l'hôtel de ville et même que, dans les clameurs de la foule, on entendit ces
mots : « Vive Gand, vive Paris,
no' mere ! »[12]
. L'influence des troubles survenus à Paris ne fait ici aucun doute, mais cette
mention indique que, dans le même temps, les émeutiers avaient aussi à l'esprit
la révolte de Gand.
La révolte de Gand dont il est ici question désigne les opérations
initiées et dirigées par Philippe van Artevelde, avec l'autorité que lui
conférait son titre de premier capitaine de la commune de Gand : ces actions
visaient à réaliser une union sacrée « républicaine » pour lutter
contre l'intervention militaire du comte de Flandre[13].
Ce mouvement « révolutionnaire » faisait preuve d'une vigueur telle
qu'il menaçait déjà de s'étendre à Ypres ou à Bruxelles, mais il faut aussi
signaler que certains des habitants d'Amiens y voyaient un encouragement à
poursuivre leur démarche. L'ordonnance royale du 27 janvier 1383 mentionne
clairement que « plusieurs autres bonnes Villes de nostre Royaume y ont
prins mauvais exemple »[14].
(2)
Le
développement de la révolte des Maillets et les villes alentours
Dans la quasi-totalité des cas, les révoltes urbaines de
cette période furent marquées par des conflits à l'intérieur même des villes
concernées, et la révolte des Maillets ne fit pas exception. Comme le
démontrent les recherches menées par Léon Mirot, les réactions face à
l'insurrection différaient surtout en fonction du statut de chacun : au
sein l'organisation administrative du royaume, les avocats du parlement, les riches
détenteurs des privilèges liés au recouvrement de l'impôt, etc. ne lui
réservaient pas le même accueil que, selon le métier concerné, les ouvriers
dans l'incapacité de devenir maître artisan, les apprentis ou les domestiques.
Les troubles qui suivirent le 1er mars s'étant un peu calmés, des
négociations furent ouvertes le 13 avec des représentants du roi, grâce à la
médiation, entre autres, du maire et de l'université de Paris. Elles aboutirent
à un compromis en vertu duquel le gouvernement acceptait notamment un certain
nombre de concessions officielles. On dit cependant que, du côté des insurgés,
entre 15 et 20 personnes furent victimes de cet accord. Il est difficile de se
forger une opinion sur cette partie des événements et, même parmi les
chercheurs spécialistes des soulèvements populaires, les interprétations
divergent. Quoi qu'il en soit, ces discussions ne permirent pas d'apaiser la
révolte des Maillets.
Plus tard, des ouvriers du textile se réunirent secrètement
et se jurèrent mutuellement de poursuivre le mouvement de refus de paiement des
impôts. L'analyse des Lettres de Rémission a permis de savoir que ces
rassemblements étaient nombreux à l'église Saint-Sulpice et aux alentours, mais
du fait d'une trop forte affluence, le secret ne fut pas gardé très longtemps.
Cependant, la volonté de continuer la lutte étant toujours vive, les contestataires
prirent contact avec la ville de Gand et allèrent jusqu'à concevoir un plan
pour attaquer le convoi de l'armée royale, à l'occasion de l'intervention
militaire du roi de France en Flandre[15].
Ainsi, et il me semble important d'insister sur ces points, non seulement les
insurgés parisiens connaissaient parfaitement l'existence de Philippe van
Artevelde à Gand et s'en inspiraient dans leurs actions, mais ils faisaient
montre d'un esprit de solidarité à l'égard du mouvement amorcé dans cette
ville, et les faits montrent que, de part et d'autre, les émeutiers étaient
informés de ce projet destiné à empêcher l'intervention de l'armée royale en
Flandre.
Sans doute parce qu'il était conscient de cette évolution, le
gouvernement royal, Charles VI en tête, jugea qu'il lui serait impossible de
mettre fin à la révolte des Maillets de Paris et aux diverses émeutes qui
affectaient les villes du royaume sans parvenir à réprimer les dérives
révolutionnaires flamandes, en particulier à Gand. C'est pourquoi il décida, en
août 1382, de répondre favorablement à l'appel à l'aide du comte de Flandre et
d'entreprendre des expéditions militaires dans toutes les villes flamandes. Ce
fut un succès puisque, après la bataille de Roosebecke, remportée par l'armée
royale, l'agitation fut maîtrisée dans les différentes cités où elle avait fait
rage. Ensuite, le roi et son gouvernement, rentrés pleins de confiance au
palais royal, au c©«ur de Paris, le 1er novembre 1383, purent se
consacrer à la répression de la révolte des Maillets. Il est indéniable que,
dans leur analyse des faits, les responsables militaires du gouvernement
avaient alors perçu avec justesse et clairvoyance deux éléments essentiels :
d'une part les craintes suscitées par la dureté des émeutes en réaction à la
levée des aides, qui avaient éclaté dans les diverses villes du royaume, comme
Paris ou Rouen, vers 1382 et dont le caractère extrémiste avait été renforcé
par l'entente entre les divers mouvements concernés, et d'autre part le soutien
moral que représentait pour les insurgés du royaume de France l'existence de
mouvements révolutionnaires chez les habitants des cités flamandes, au premier
rang desquels se tenait Philippe van Artevelde. Autrement dit, les actions
entreprises par le pouvoir en place permettent également de deviner les
circonstances de survenue des révoltes urbaines à ce stade de leur évolution,
sur une portion de territoire assez large, ainsi que la signification importante
de la notion de réseau en ce qui concerne ces mouvements.
3, La révolte des Cabochiens
Passons maintenant à la dernière période dont il sera
question dans cette intervention, celle qui vit se développer la révolte des
Cabochiens. Comme nous l'avons rappelé, cette révolte correspond aux troubles
qui agitèrent Paris entre le 27 avril et le 4 août 1413. Cependant, pour
analyser ces événements sous l'angle qui nous intéresse aujourd'hui, il semble
pertinent de remonter un peu dans le temps et d'étendre nos observations aux
orientations politiques qui marquèrent la tenue des États Généraux, ouverts le
30 janvier de cette même année. Pour appréhender ces soulèvements du point de
vue de la théorie des réseaux, il faut d'abord savoir que, par une ordonnance
du 20 janvier 1412, la ville de Paris, avait recouvré les attributions locales
et les privilèges dont elle avait été privée par le pouvoir royal après la
révolte des Maillets. En outre, au fur et à mesure de l'aggravation des
troubles psychiques dont souffrait le roi Charles VI, la guerre d'hégémonie
entre seigneurs de la famille royale au sein du conseil de régence allait
empirant et dégénéra finalement, avant les dernières phases de la guerre de
Cent Ans, en une situation de conflit armé, de véritables batailles opposant
les deux puissantes branches des Bourguignons et des Armagnacs. Ces
affrontements se traduisirent aussi par de nombreux pillages à Paris et dans
les régions alentours, ce qui affecta non seulement la paix et l'ordre public,
mais entraîna une envolée des prix, et plus particulièrement ceux des denrées
alimentaires. Il convient donc de ne pas négliger le fait que le royaume
traversait alors une crise économique et sociale de plus en plus grave.
Notons que, dans ce contexte, s'étant rapproché de
l'université de Paris grâce à sa prise de position quant à la résolution du
grand schisme ou à des propositions relatives à la réforme du royaume, et ayant
noué des liens solides avec la confrérie des bouchers en faisant avancer la
réorganisation des systèmes de surveillance nocturne à Paris, le duc Jean de
Bourgogne s'était assuré la mainmise sur le pouvoir dans la capitale.
(1)
Les États
Généraux convoqués le 30 janvier 1413
Lors de ces États Généraux, ouverts à une date plus tardive
que prévu, les représentants se livrèrent à des « délibérations » sur
l'opportunité de la levée d'aides pour mener à son terme la guerre contre
l'Angleterre, mais, pour ce faire, ils ne se réunirent pas en fonction de leur
statut respectif, mais selon leur origine géographique ou, plus précisément,
leur appartenance à telle ou telle province ecclésiastique. Des représentants
de l'université de Paris, ainsi que des corporations de commerçants et artisans
de la capitale (en fait, des partisans de Simon Caboche, chef de file des
bouchers-écorcheurs, qui donna son nom au mouvement) prirent également part aux
débats. Certaines déclarations, notamment celles de Jean Thoisy, évêque de
Tournai, qui prenait la parole au nom du clergé de la province de Reims,
méritent de faire ici l'objet d'une mention particulière. Ces interventions faisaient
en effet état de la paupérisation et du désordre qui sévissaient dans les
provinces, et critiquaient la politique administrative anarchique du
gouvernement royal, ses gaspillages et l'incohérence de son système financier, tout
en s'inquiétant des effectifs pléthoriques et du niveau déplorable des
fonctionnaires du royaume. Plus encore, ces orateurs se déclaraient opposés à
la levée des aides en l'état actuel des choses, arguant du fait que ces
prélèvements deviendraient inutiles si l'on imposait également les puissants
seigneurs et si l'on obligeait les riches fonctionnaires auxquels des
privilèges avaient été accordés à rendre les trésors injustement acquis[16].
Il est significatif que l'aspiration à une réforme du
royaume se soit ainsi affirmée de plus en plus nettement, comme au temps
d'Étienne Marcel, avec la participation des députés de l'ensemble du territoire,
à l'exception de quelques provinces qui n'avaient pu envoyer de représentants à
ces États Généraux. Ce désir de réforme visait aussi bien les finances
publiques, l'organisation administrative ou le conseil du royaume que la
famille royale elle-même. Au final, les États Généraux refusèrent la levée des
aides, mais s'achevèrent aussi sans pouvoir formuler la moindre proposition
concrète en matière de réforme. Ayant exigé une audience avec le roi, des
partisans de Simon Caboche et des membres de la faction réformiste profitèrent
de cette rencontre pour lui présenter des doléances et les lui lire à haute
voix. Elles portaient sur un contrôle scrupuleux des comptes du royaume, sur
des plaintes au sujet des fonctionnaires du gouvernement détenteurs d'une
certaine influence dans le cadre du royaume des Assemblées d'états ou de ceux
qui avaient à voir avec la levée des impôts, et indiquaient qu'ils ne
pourraient souscrire au prélèvement des aides si la réforme des États Généraux
n'était pas entreprise[17].
Une commission de réforme du royaume fut créée sur la base de ces réclamations,
et elle commença à ©«uvrer en vue de la rédaction de nouvelles ordonnances, qui
détaillaient toutes les améliorations à mettre en place et seraient plus tard
désignées sous le nom d'Ordonnances cabochiennes.
(2)
La révolte des
Cabochiens et les bonnes villes
Comme on le voit, cette agitation, doublée de conflits
internes au sein même de la ville de Paris, éclata dans un contexte politique
particulier, marqué par l'ambition des Bourguignons, et plus précisément du duc
Jean de Bourgogne, d'étendre leur influence et de réformer le royaume. Cette
révolte intervint donc alors que le désir de réforme avait été brutalement décuplé.
Compte tenu des objectifs de mon intervention d'aujourd'hui, deux points me
paraissent devoir être ici soulignés.
Le premier est la volonté des dirigeants de la révolte
cabochienne de s'assurer du soutien des bonnes villes alentours en leur faisant
parvenir sans cesse de nouveaux messages. La première de ces lettres, d'après
les documents historiques disponibles, date du 2 mai 1413. Ses auteurs recommandaient de faire emprisonner « ceux que, disaient-ils, vous savez
être faux et déloyaux en votre ville », et ajoutaient : « Ainsi l'avons commencé de faire et
poursuivrons jusqu'à la conclusion sûre »[18].
Cette missive expliquait amplement le but du soulèvement : elle précisait
que celui-ci était un appel à l'amélioration du royaume et qu'il s'appuyait sur
l'attachement des manifestants au pouvoir royal ainsi que sur le respect qu'ils
éprouvaient pour la personne du roi. Plus tard, après les événements du 22 mai,
les chefs de file de la révolte, qui avaient été investis de fonctions
officielles dans la capitale, demandèrent l'assentiment du roi pour un certain
nombre d'actions violentes perpétrées au plus fort des troubles et réussirent
même à s'ingérer dans les nominations en matière d'administration du royaume ;
cependant, au début du mois de juillet, des lettres justifiant cette fois la
prise du pouvoir à Paris parvinrent aux bonnes villes[19].
Le deuxième point remarquable est l'adoption, durant la
première décade du mois de mai, du chaperon blanc comme symbole de la révolte. Il
remplaça les signes portés jusqu'alors par les insurgés, à savoir le chaperon
vert et un collier avec la croix de Saint-André, sur laquelle était gravé un
souhait de longue vie pour le roi. Ce changement leur permit de marquer leur
sentiment d'appartenance au mouvement de révolte et de distinguer sans
ambiguïté leurs amis de leurs ennemis. Et, à ce moment, arrivaient à Paris des
députés de Gand, envoyés pour demander au duc de Bourgogne de leur confier son
fils aîné. Il y avait entre Gantois et Parisiens, le souvenir de communs
malheurs et d'épreuves subies pour la même cause. Un banquet magnifique fut
offert aux Gantois à l'Hôtel de Ville, et là, avec de beaux discours, on fit l'échange
des chaperons. Les Flamands, en prenant la coiffure des Parisiens, leur
promirent secours de leurs biens et de leurs personnes en toute occasion[20].
Cette alliance ne devait avoir aucune efficacité, mais elle
indique néanmoins un même esprit, une curieuse communauté d'efforts et de
désirs[21].
Comme l'affirme A. Coville, ce renforcement des liens avec les représentants de
la ville de Gand eut sans nul doute une influence très favorable sur la
légitimité que voulait se donner la révolte. C'est peut-être la raison pour
laquelle on chercha aussi à provoquer de semblables déclarations de la part des
autres villes du royaume ; des députations, des messages furent envoyés,
invitant les bourgeois à prendre le chaperon blanc[22].
Dans un premier temps, de 3 à 4000 chaperons blancs furent
confectionnés, puis la fabrication augmenta petit à petit et, à la fin de mai,
le port du chaperon blanc devint obligatoire. À la même époque, le roi
lui-même, mais aussi les ducs de Guyenne, du Berry et de Bourgogne s'en étaient
couverts à leur tour, ne pouvant que donner leur consentement à
l'intensification du mouvement.
Les deux éléments qui viennent d'être abordés, et qui
témoignent de la situation alors, indiquent clairement que les insurgés
cabochiens avaient pleinement conscience des liens qui les unissaient aux
habitants des bonnes villes proches de la capitale et que, notamment, la
solidarité avec la ville de Gand leur permit de légitimer leur révolte tant sur
le plan interne qu'aux yeux des observateurs extérieurs. De même, bien que
cette hypothèse ne soit étayée par aucun document historique à ce jour, il est
possible que la couleur blanche des armoiries de la ville de Gand ne soit pas
étrangère à l'adoption du chaperon blanc par les émeutiers cabochiens. En
effet, dans l'esprit des manifestants parisiens, cette ville flamande était
probablement considérée comme un symbole des révoltes urbaines.
En
guise de conclusion
C'est ainsi que s'achève ma modeste présentation, mais
avant d'y mettre un point final, je voudrais en reprendre quelques points
essentiels et me rapprocher encore du thème de ce symposium.
Cette intervention a d'abord mis l'accent sur un point
commun entre trois révoltes urbaines dont Paris fut le théâtre, à savoir une
relation tout à fait évidente avec les bonnes villes du royaume situées non
loin de la capitale. Ceci découlait bien sûr d'un choix stratégique des
mouvements de révolte eux-mêmes, en vue d'atteindre les objectifs politiques
qu'ils s'étaient fixés, mais en arrière-plan, on peut, je crois, deviner les
traces du sentiment de solidarité qu'évoque une telle union entre les villes.
Il apparaît ensuite que la ville de Gand, par son existence
même, fut investie par les émeutiers d'une fonction de soutien moral, au moins
pour la partie septentrionale du royaume de France. À une autre occasion, les
raisons de ce phénomène devraient à mon sens faire l'objet d'une analyse, et
une recherche un peu plus approfondie sur le rôle de Gand dans les divers
mouvements populaires qui affectèrent les villes flamandes s'impose. Il est
d'ailleurs symbolique que la réaction du pouvoir royal face à la révolte des Maillets
ait pris en compte cet état de fait.
Pour ma part, je pense que les réseaux de révoltes
urbaines, mis en évidence dans cette présentation et apparus dans le nord du
royaume de France à la fin du Moyen Âge, sont une des particularités des
insurrections populaires qui marquèrent la période de crise du système féodal. Le
fait que, dans un contexte d'attente grandissante d'une réforme du royaume, les
problèmes liés à l'impôt aient pris une importance aussi considérable en est
une bonne illustration, même si cette question n'était pas aussi nettement mise
en cause dans la révolte des Maillets.
Au niveau du contexte historique, notons que cette
situation, dans laquelle le gouvernement royal se voit contraint de convoquer
les États Généraux, constitue une évolution remarquable sur le plan de
l'histoire des institutions politiques, administratives et judiciaires. Comme
chacun sait, l'assemblée des États Généraux n'avait qu'une voix consultative,
et aucun rôle décisionnaire. Cependant, s'agissant de fiscalité, comme les
bonnes villes présentaient sur ce point une communauté d'intérêts, il était
absolument nécessaire d'obtenir leur assentiment, sans lequel on ne pouvait espérer
réaliser une levée de l'impôt. Cet élément transparaît également dans les
recherches sur les bonnes villes menées par Bernard Chevalier. En parallèle, il
me semble important de prendre en considération le large réseau commercial
s'étendant du nord du royaume de France à la Flandre qui se renforçait alors et
servait d'arrière-plan à ces réseaux de révoltes urbaines. En effet, ainsi que
le démontrent clairement les travaux de J. Favier, loin de se limiter au
commerce de gros des étoffes par exemple, ces échanges concernaient aussi les
marchés qui se tenaient régulièrement ici ou là et où l'on pouvait acquérir les
marchandises nécessaires à la vie de tous les jours.
Il est temps pour moi de mettre un terme à cette
intervention, et je vous remercie de votre attention.
[1] Raymond Cazelles, Société politique, noblesse et couronne sous Jean le Bon et Charles V, Paris, 1982, pp. 270-273.
[2] Michel Mollat, Philippe Wolff, Ongles blues, Jacques et Ciompi – Les Révolutions populaires en Europe aux XIVème et XVème siècles, Paris 1970, p. 123.
[3] Ordonnances des Roys de France de la troisième race, recueillies par ordre chronologique, Vol. III, Paris, 1732, p.127.
[4] Ibid., p. 128.
[5] M. Mollat, Ph. Wolff, op. cit., p. 120
[6] R. Descimon, A. Guéry, J. Le Goff, P. Levêque, P. Rosanvallon, L'État et les pouvoirs, Paris, 1989, p. 139.
[7] Ordonnances, vol. III, op. cit., p. 133.
[8] Jacques d'Avout, Le Meurtre d'Étienne Marcel, 31 juillet 1358, Paris, 1960, pp. 303-304.
[9] R. Delachenal, Histoire de Charles V, t. II, Paris, 1927, p. 309.
[10] M. Mollat, Ph. Wolff, op. cit., p. 167.
[11] Ibid., p. 169
[12] Léon Mirot, Les Insurrections urbaines au début du règne de Charles VI (1380-1383), Paris, 1905, p. 174.
[13] M. Mollat, Ph. Wolff, op. cit., p. 170.
[14] Ordonnances, vol. VI, 1741, p. 686.
[15] M. Mollat, Ph. Wolff, op. cit.,
p. 175.
[16] A. Coville, Les Cabochiens et l'ordonnance de 1413, Paris, 1891, p. 163.
[17] J. Favier, La Guerre de Cent Ans, Paris, 1980, p. 429.
[18] A. Coville, Les premiers Valois et les débuts de la Guerre de Cent Ans, Paris, 1981, p. 372.
[19] A. Coville, Les Cabochiens, op. cit. , p. 335.
[20] A. Coville, Les premiers, op. cit., p. 372.
[21] A. Coville, Les Cabochiens, op. cit., p. 193.
[22] Loc. cit.