Le blasphème comme déviance verbale au Moyen-Age 

: bilan et perspectives

 

Hye-Min Lee

 

1.       Introduction

2.       Les sources et la tendance des recherches

3.       « Les pêchés de la langue »

4.       L'injure au Dieu

5.       Le pouvoir royal et le crime du péché de lèse-majesté

6.       La représentation du blasphème : l'exemple de la Chute des anges rebelles

7.       Conclusion

 

 

1.      Introduction

Il existe dans toutes les sociétés des comportements déviants aux divers échelons, depuis de simples égarements temporaires dans la vie quotidienne jusqu'à des actes criminels. Il en est de même pour les déviances causées par l'emploi des mots et par la parole. On peut prendre en compte les formes de déviance les plus habituelles, par des jeux verbaux au moyen de la parodie ou de la satire, aussi bien que des violences verbales bien plus sérieuses qui peuvent aller jusqu'à constituer un veritable crime social. En fait, il est assez rare que l'on finisse par être puni juridiquement à cause d'une parole déviante par rapport à la norme, à moins d'avoir commis un délit de fraude ou d'avoir prononcé de faux témoignages dans une cour de justice. La violence verbale est un acte déviant commis oralement et peut être étudiée comme un phènomène socio-historique. Selon des cadres temporels et géographiques, certains types d'agressions verbales peuvent être tenus soit pour un crime sérieux soit pour un simple égarement sans gravité. De nos jour, par exemple, les agression verbales sur internet sous anonymat font partie de notre vie quotidienne et nombreux sont des internautes qui ne s'aperçoivent pas de la gravité de cette violence verbale en comparaison de la gravité des violences physiques. En revanche, en l'Occident médiéval, des agression verbales adressées à Dieu ou au roi ont été tenues pour un péché mortel ou un crime qui doit être puni sévèrement.

Le but de cette communication est d'éclaircir ces questions de déviance oratoire au Moyen Âge en Europe occidentale. En effet, malgré des études récentes sur les violences au Moyen Âge, il nous semble que les agressions verbales sont généralement traitées comme un sujet marginal ou adjacent par les spécialistes. En traitant du problème de la violence verbale à l'époque médiévale dans ce cadre du symposium coréanno-japonais, il nous est nécessaire de mettre notre communication au point en choisissant un thème central de notre étude. Il s'agit du « blasphème ». Il existe, en effet, divers types d'agression verbale dont les plus connues sont : le mensonge, les jurons, les mots grossiers et obscènes, le faux témoignage, etc. Le blasphème est cependant le sujet le plus important pour notre propos, car il représentait la violence par excellence par l'homme médiéval. En outre, sa définition, son concept, sa restriction socio-religieuse et juridique ont été continuellement modifiées au cours du temps. Il peut donc constituer un objet d'étude historique.

Cette communication ne prétend pas à l'exhaustivité. Il s'agit d'une étude préparatoire devant servir de pierre d'assise en vue d'une recherche plus approfondie sur l'histoire de la déviance verbale au Moyen-Age. Nous dressons d'abord un bilan de l'état actuel des recherches sur l'histoire du blasphème au Moyen Âge en examinant le type et la nature des sources.

 

2.      Les sources et la tendance des recherches

Au sujet du blasphème, on peut compter quatre types de sources principales. En premier lieu, il s'agit des sources écrites par des théologiens, des prêcheurs, des moralistes comme des traités théologiques, des exégèses, des prédications, des manuels de confesseurs. Ce type de source théologique gravite autour de la définition détaillées des notions abstraites, parfois d'une manière tenace, voire même paranoïaque. En conséquence, les recherches basées sur ces sources théologiques deviennent inévitablement très abstraites et conceptuelles. On peut citer ainsi les exemples représentatifs : le livre de Corinne Leveleux qui étudie le blasphème en France à la fin du Moyen Âge au point de vue de l'histoire juridique[1] et celui de Carla Casagrande et Silvana Vecchio qui ont analysé les « péchés de la langue » sur le plan théologique.[2]

Deuxièmement, on peut prendre en compte des sources juridiques telles que les ordonnances royales, les lettres de rémissions, les coutumiers et les lois pénales, etc. Avec ce type de source juridique, la déviance verbale, c'est-à-dire les agressions commises par la langue ne se limitent plus à des définitions conceptuelles qui flottent dans la tête des théologiens. Elles montrent concrètement la réalité socio-culturelle et politique. Dans le cas exemplaire de l'approche juridique, on peut remarquer avant tout l'étude de Jacqueline Hoareau-Dodineau, historienne française du droit médiéval.[3] En analysant les lettres de rémission à la fin du Moyen Âge, elle analyse profondément les questions du blasphème au Roi, c'est-à-dire le crime de lèse-majesté à la fin du Moyen Âge. Une autre historienne du Droit, Corinne Leveleux ne néglige pas les sources politiques et juridiques, elle non plus.[4] Parmi les historiens, c'est Claude Gauvard qui appelle l'attention de ses collègues sur les lettres de rémission comme sources historiques. Dans sa thèse de doctorat d'Etat, elle traite à son tour des agressions verbales. Mais celles-ci ne représentent qu'une petite part de son gros livre.[5] Jacques Chiffoleau, spécialiste de l'histoire de l'Eglise, fonde aussi son analyse sur les sources juridiques lorsqu'il aborde le caractère du pouvoir royal au Moyen Âge en examinant la notion de « crime de lèse-majesté »[6]. Dans cette étude, il retrace l'histoire de la « lèse-majesté » dans le cadre des relations entre la religion et la politique.

Or, les sources théologiques et juridiques ont leurs propres limites. En effet, elles sont des produits créés et constitués par les élites de la classe dominante. C'est pourquoi on ne peut plus disposer de la voix des personnes qui ont commis des actes ou des paroles tenues pour erronées ou criminelles, pour les écouter.

Comme troisième type de sources, on doit à present mentionner les sources iconographiques. En fait, elles ont largement négligées jusqu'ici à la fois par les approches théologiques et juridiques. Autant que nous le sachions, il n'existe pas encore d'étude sur l'histoire du blasphème qui exploite un corpus de sources iconographiques de manière exhaustive. On ne trouve que quelques passages concernant l'iconographie des supplices encourues aux blasphémateurs dans l'étude récente de Barbara Morel qui traite de l'ensemble du corpus iconographique du châtiment en France à la fin du Moyen Âge.[7]

Dernièrement, on peut ajouter les sources littéraires. Il n'est pas difficile de trouver des récits sur les personnes qui blasphément, qui ont attaqué ou injurié la Vierge ou les saint et qui ont donc été punis par Dieu dans l'hagiographie ou la littérature moralisante. On peut aussi envisager de déterrer les exemples vivants des gros mots blasphématoires, prononcés par des pauvres ou des vilains dans les farces ou dans d'autres sources littéraires.[8]

Dans cette étape actuelle de notre travail, nous n'avons pas pu encore fouiller suffisamment ces sources iconographiques et littéraires. C'est pourquoi dans les sections suivantes, nous nous contentons d'abord d'établir la lignée de l'histoire du blasphème.

 

3.      « Les péchés de la langue »

Depuis la Réforme grégorienne du XIe siècle, l'Eglise s'intéresse à éduquer et à contrôler l'esprit et le comportement de ses fidèles dans la vie quotidienne afin de consolider sa domination dans la société européenne. Bien évidemment, la politique culturelle et spirituelle de l'Eglise renferme l'éducation et la discipline des étiquettes de langues. Dans ce cadre historique, la notion nouvelle des « péchés de la langue » apparaît entre 1190 et 1260. Carla Casagrande et Silvana Vecchio appellent cette période comme « le siècle des péchés de la langue », car c'est dans cette durée du temps que les théologiens ont écrit de nombreux traités contenant leurs réflexions morales sur les péchés commis par la langue. Il est intéressant de noter le fait que cette période de l'essor de l'écrit coïncide à celle de « l'apogée de l'oral ».[9] En outre, on devrait noter également le fait que les mouvements « hérétiques » depuis le XIIe siècle ont menacé l'Eglise catholique si bien que les ecclésiastiques et les théologiens ont tenté de controler la langue des fidèles.

Entre la fin du XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, à partir d' Alain de Lille et Pierre le Chantre jusqu'à Thomas d'Aquin, nombreux sont les théologiens qui ont défini et classifié les péchés de la langue. L'inventaire est bien diversifié : blasphemia, murmur, mendacium, periurium, falsum testimonium, contentio, malecdictum, convicium, detractio, adulatio, iactantia, ironia, derisio, turpiloquium, surrilitas, stultiloquium, multiloquium, verbum otiosum. Chaque péché a sa propre histoire et ses propriétés dans le cadre socio-culturel et historique. Par exemple, dans la culture monastique qui s'assigne pour but la vie ascétique de réclusion et de silence, le multiloquium (le bavardage) est tenu pour un péché grave tandis que le blasphème n'est pas considéré comme faute grave. En revanche, Cassien pense que le blasphème est le péché qui provient de la superbia, le péché originel et péché par excellence parmi les sept péchés capitaux.

Le blasphème au Moyen Âge prend la place du plus grave et violent péché parmi bien des péchés commis verbalement. Il existe en effet deux types du blasphème pour les hommes médiévaux : le blasphème divin et le blasphème humain. Ceux-ci sont en même temps liés à la notion de crime de lèse-majesté (crimen majestatis). Bien entendu, la lèse-majesté envers le Roi a son origine dans le concept religieux et théologique du blasphème. Chez les hommes médiévaux, le blasphème est une menace dans l'ordre de la Nature aussi bien que dans l'ordre surnaturel qui sont créés par Dieu. Le blasphème envers Dieu attire donc la colère divine inévitablement. A la fin du Moyen Âge, on arrive à considérer l'injure envers le Roi et ses officiers comme un crime blasphématoire qui pourrait affaiblir le fondement sacerdotal de la société, puisque le roi devient le médiateur entre Dieu et l'Homme en recevant l'onction sainte. Dans la section suivante, nous examinerons les définitions théologique et juridiques du blasphème divin, puis la réaction du pouvoir public, à savoir les pratiques pénales elles-memes.

 

4.      L'injure au Dieu

Dans la Bible, le blasphème est une agression faite à Dieu sous la forme d'une insulte en parole ou en acte. Il est tenu pour le péché très grave depuis le temps de Pères de l'Eglise. Il est aussi considéré comme péché grave durant le Moyen Âge. Mais, en même temps, la notion du blasphème est ambiguë, parce qu'il est interprété de manière différente selon les théologiens. Parmi les théologiens du XIIe siècle, Alain de Lille n'a pas classifié le blasphème comme un péché. Mais, après le milieu du XIIe siècle lorsque la discussion sur la notion du blasphème augmente rapidement, la plupart des théologiens et des clercs ont reconnu le blasphème comme le péché le plus vicieux parmi les péchés de la langue. Pierre le Chantre a dit que le blasphème est un crime contre Dieu.[10] Quant à Thoms d'Aquin, il l'a classifié comme le pire péché de la langue, qui se situe en opposition à la foi (fides).[11]

Il existe grosso modo deux types de définition du blasphème. La première définition est formulée par saint Augustin : « Le blasphème consiste à affirmer des choses fausses au sujet de Dieu. »[12] Chez lui, le blasphème concerne toute pensée, dite ou écrite, qui nierait l'essence de Dieu ou poserait des questions s'y rattachant en insistant sur des choses fausses. Au XIIe siècle, c'est Pierre Lombard qui reprend la définition de saint Augustin. En revanche, Aymon d'Auxerre, moine bénédictin du IXe siècle, met l'accent sur l'agression verbale envers Dieu : « Blasphémer n'est autre que prononcer une offense ou une insulte. »[13] C'est la deuxième définition du blasphème. Sur le plan théologique, cette définition est moins précise que celui de saint Augustin. Mais elle est plus souple et efficace si bien qu'elle donne beaucoup d'influence à l'Eglise et à la société du Moyen Age central et tardif. Au XIIIe siècle, par exemple, Vincent de Beauvais et Etienne de Bourbon poursuivent la définition d'Aymon d'Auxerre. De même, celle-ci est adoptée pour l'activité pastorale de l'Eglise qui met le blasphème en relation avec la violence verbale lors de l'éducation des fidèles. En outre, son influence ne se limite pas au domaine religieux et théologique. Elle se trouve valable également dans la législation civile, voire même dans l'esprit des chrétiens.

Par les activités prédicatrices et pastorales, l'Eglise catholique intimide les fidèles en insistant sur le résultat du pire péché par la langue : si l'on émet la parole blasphématoire envers Dieu, sa bouche transformerait en celle du Diable et ce pécheur tomberait en Enfer après sa mort. En même temps, le blasphème, péché sur l'ordre moral, peut entraîner la punition juridique par la législation civile. Sous l'influence du Lévitique ou de la Code de Justinien, les capitulaires impériaux et les décrétales des pontifes imposent les peines corporelles ou péniculaires comme des jeûnes, des amendes et l'imposition d'aumônes. Au cas du péché très sérieux, l'Eglise impose au pécheur les peines spirituelles en le séparant de la communauté sociale. Dans le plus mauvais cas, on peut être condamné à l'amputation de membres ou à la peine de mort. Néanmoins, jusqu'à la fin du Moyen Âge, les exemples réels de punition en raison du blasphème sont très rares et limités.

Les théologiens subdivisent les catégories du blasphème et différencient le blasphème direct, c'est-à-dire l'insulte intentionnelle dirigée vers Dieu d'avec le blasphème indirect, c'est-à-dire l'acte de lâcher des jurons avec négligence ou avec colère ou par plansanterie. D'autre part, dans la législation civile, le blasphème direct est défini comme l'acte blasphématoire envers Dieu, et le blasphème indirecte comme l'insulte vers les intermédiaires divin comme la Vierge et les saints.[14] Ce qui est intéressant, c'est que la loi ecclésiastique médiévale ne tient pas la malédiction ou les jurons envers le Diable pour un péché, mais un acte recommendable pour les bon chrétiens. De ce fait, il est possible de déduire que, pour les hommes médiévaux, la cible de jurons est plus importante que l'acte même de l'agression verbable.

Or, les sources théologiques se concentrent sur la définition de la notion normative du blasphème si bien qu'il est difficile d'entrevoir la situation réelle à travers ces sources. Dans celles-ci, il est frappant de noter le silence sur des exemples concrets de juron que les hommes médiévaux ont proféré envers Dieu, la Vierge ou les saints. On peut seulement retrouver ses traces dans les littératures en langues vulgaires. De toute façon, il existe encore de nombreux témoignages des moralistes du XIIIe siècle, qui ont déploré le fait que les chrétiens commettaient le péché blasphématoire partout. Il est aussi facile de trouver, dans les exempla ou dans les images visuelles, une scène où un blasphémateur est saisi par le Diable. A partir de ces preuves, nous pouvons supposer que la violence verbales représente une partie de la vie quotidienne des hommes médiévaux. L'Eglise catholique, dans son intention religieuse et pastorale, n'est-elle pas tentée d'établir une sorte de politique culturelle accompagnant le « processus de civilisation » sur le plan linguistique ?

 

5.      Le pouvoir royal et le crime de lèse-majesté

La régulation juridique faisant punir le blasphème par le pouvoir laïque apparaît déjà avec le Code de Justinien. A l'époque carolingienne et capétienne, les rois promulguent des décrets imposant des peines à ceux qui se rendent coupables de blasphémes. Mais c'est à partir du XIIIe siècle, que le pouvoir royal commence à intervenir de près dans les problèmes touchant à la punition légale des blasphémateurs en utilisant celle-ci comme moyen politique venant consolider son autorité. En France, cette époque est caractérisée par la construction de l'Etat monarchique et le renforcement du pouvoir royal.

Au milieu du XIIIe siècle, Louis IX de France (futur saint Louis) qui se considère comme roi très chrétien (rex christianissimus) et protecteur de l'Eglise, promulgue successivement les prohibitions et les régulations pénales à propos du blasphème. Après le retour de la septième croisade, saint Louis établit un nouveau projet de se croiser et pour celà il entreprend la purification morale du royaume. D'abord la « grande ordonnance » de décembre 1254 prohibe les actes et les paroles blasphématoires envers Dieu, la Vierge et les saints. Elle interdit également le jeu de dé aussi bien que la visite des officiers royaux aux maisons des prostituées et aux tavernes.[15] L'auteur des Grandes Chroniques de France relate ainsi l'ordonnance de saint Louis contre le blasphème :

 

« ... (une telle sentence) avint que uns hons de paris de moiennes gens iura vilainement contre le non nostre seigneur est dist grant blaspheme. Pour quoi li rois droiturier le fist prendre et le fist seignier dun fer chaut ardant parmi les baulevres a ce quil eust pardurable memoire de son pechie. Et que les autres doubtassent a jurer vilainement le nom de leur creatour. »[16]

 

Dix ans plus tard, en 1268 juste avant le départ de la huitième croisade, le roi promulgue une nouvelle ordonnance qui prononce l'interdiction de lèse-majesté divin et sa punition. Les mesures préparatoires pour la croisade n'ont pas seulement un caractère religieux, mais elles renferment également un but politique. En effet, le roi de France a l'intention de consolider l'indépendence du royaume de France par rapport aux pouvoirs étrangers comme l'empereur et le Pape. Il souligne donc le lien direct avec Dieu en tant que le souverain du royaume et protecteur de la foi. A la même époque, apparaît l'idéologie politique « Rex est imperator in suo regno. »

La montée du pouvoir laïque est aussi soutenue par réapparition de la notion de Majestas du souverain et celle du crime de lèse-majesté humain, suite à la redécouverte du droit romain au XIIe siècle.[17] Les juristes ont découvert ces notions traditionnelles fondées sur le droit romain, qui avaient été complètement disparues dans les royaumes germaniques après la chute de l'Empire romain. Au XIIIe siècle, dans le royaume de France, on voit fonctionner ce concept de crime de lèse-majesté royale comme facteur de la consolidation du pouvoir royal. Mais c'est seulement à partir du milieu du XIVe siècle que le pouvoir royal commence à s'approprier cette notion de lèse-majesté avec la montée sur le trône de Philippe VI de Valois. Le pouvoir de la nouvelle dynastie est si faible que des injures au couple royal deviennent très courantes. Ce fait est attesté dans les lettres de rémission dont le nombre est fortement augmenté à cette époque. De plus, l'autorité royale reçoit un grand coup durant la Guerre de Cent Ans et sous la révolte d'Etienne Marcel en 1385. C'est pourquoi le crime de lèse-majesté devient de plus en plus un crime socio-politique tandis qu'il n'était qu'un péché d'ordre moral à l' époque scolastique. En conséquence, l'agression verbale endommageant l'autorité divine du roi est classée comme crime de lèse-majesté et punie sévèrement par la justice royale.

Au début du XVe siècle, les peines deviennent plus sévères concernant le crime de lèse-majesté.[18] A cette époque, le crime de lèse-majesté est élargi aux cas où l'on insulte la cour appartenant au roi ou un représentant désigné par le roi. Ainsi la définition du blasphème par le pouvoir laïque est floue par rapport à celle de la loi ecclésiastique. En revanche, les peines encourues sont plus sévères : l'amende honorable et profitable, le banissement à vie ou l'amputation des membres. La pénalisation n'est pas achevée si bien que les criminels condamnés par le blasphème ne sont pas toujours punis malgré l'existence de la régulation des peines. Nombreux sont ceux qui sont acquités de leurs crimes en recevant une lettre de rémission. Jacqueline Hoareau-Dodineau, spécialiste du crime de lèse-majesté et de la lettre de rémission, remarque que les lettres de rémission sur la violence verbale ne sont pas nombreuses à la fin du Moyen Âge. Cela ne signifie-t-il pas que la société médiévale était très tolérante face aux déviances verbales ?

 

6.      La représentation du blasphème : l'exemple de la Chute des anges rebelles

Il n'existe pas encore, à notre connaissance, d'étude sérieuse et exhaustive sur l'iconographie du blasphème. Quelles images alors peuvent être classifiées sous la catégorie d'iconographie du blasphème ? On pourrait noter d'abord la représentation des blasphémateurs, en particulier celle de Lucifer et des anges déchus dans la scène de la Chute des anges. Nous ne tenterons pas ici de dresser une liste complète ni de l'iconographie des blasphémateurs ni de celle de la Chute des anges. Mais, pour le moment, nous ne voudrions que présenter quelques exemples de l'iconographie des anges déchus, blaspémateurs originels et par excellence, en essayant d'y découvrir un sens en relation avec notre sujet.

Une source majeure concernant les anges rebelles se trouve dans la vision d'Ezéchiel dans l'Ancien Testament.

 

Par l'activité de ton commerce,

tu t'es rempli de violence et de péchés. 

Je t'ai précipité de la montagne de Dieu

et je t'ai fait périr, chérubin protecteur, du milieu des charbons.

Ton coeur s'est enorgueilli à cause de ta beauté.

Tu as corrompu ta sagesse à cause de ton éclat.

Je t'ai jeté à terre,

je t'ai offert en spectacle aux rois.

Par la multitude de tes fautes,

Par la malhonnêteté de ton commerce,

tu as profané tes sanctuaires.

(Ez XXVIII, 16-18)

 

La légende de la Chute des mauvais anges est aussi inspirée par les célèbres versets d'Isaïe (Is XIV, 3-23) racontant la chute du roi de Babylone. Ce sont les Pères de l'Eglise qui ont assimilé ce dernier à Lucifer. Tout au long du Moyen Âge, les sources bibliques et patristique ont inspiré largement les textes littéraires et les représntations iconographiques. Or, en soulignant le péché d'orgueil de Lucifer, elles n'explicitent pas comment il a commis l'agression verbale envers Dieu.

Dans les sources visuelles, de nombreuses images souligent traditionnellement plutôt l'acte de la chute notamment, en movement vertical, du haut vers le bas, comme l'atteste une miniature du Livre d'Heures anglais, daté du XIVe siècle et aujourd'hui conservé dans la collection d'Egerton de la British Library[19] ou une enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry (fig. 1).[20] Mais à partir du milieu du XIVe siècle, on peut noter des exemples qui mettent le blasphème verbal en valeur. Par exemple, dans une enluminure d'un manuscrit catalan daté du XIVe siècle, saint Michel plante sa lance dans la gueule de Lucifer (fig. 2).[21] On peut aussi trouver des enluminures dans lesquelles les artistes dessinent la langue de Satan ou celle des diables dans la scène de la Chute des anges rebelles. Il s'agit des enluminures des manuscrits du Miroir historial du milieu du XVe siècle (fig. 3 et 4).[22] Il est bien entendu que l'expression figurative met l'accent sur le péché par la parole blaspématoire et sur la punition qui en découle.

Il est intéressant de noter le fait que l'apparition de l'intérêt pour le blasphème oral dans la représentation visuelle coincïde au moment du renforcement de la législation pénale à l'égard du blasphème à la fin du Moyen Âge. Nous supposons que l'accentuation de la langue dans l'iconographie du blasphème soit un changement plastique remarquable, qui a été intervenu à la fin du Moyen Âge. Afin d'étayer cette hypothèse, il nous faut encore mener des recherches approfondies sur l'iconographie de la Chute des anges en la situant dans le cadre géographique et temporel. Nous souhaitons également poursuivre des recherches sur d'autre type de représentations visuelles concernant l'iconographie du blasphème, voire même celle de l'agression verbale. Il faut aussi fouiller largement les sources littéraires afin de compléter cette étude.

 

7.      Conclusion

En somme, le blasphème a été considéré d'abord comme problème sur le plan éthique. Mais il a été considéré de plus en plus comme un acte déviant et grave en lui-meme à la fois par l'Eglise et par le pouvoir en place à la fin du Moyen-Age. Néanmoins, le concept du blasphème divin reste flou et ambigu jusqu'au XVe siècle. Le blasphème au sens large renferme l'acte de jurer le « vilain serment » ou de nier l'existence de Dieu. Cela nous permet de comprendre le fait que le blasphème divin n'était pas considéré comme un crime social avant la fin du Moyen-Âge. C'est seulement avec la montée de la peur de Satan et des sorcières, et surtout avec l'apparition du protestantisme au XVIe siècle, que le blasphème devient définitivement un authentique crime juridique, outre le péché moral qu'il était déja, sous la pression croisée des religions entremêlées dans de nouveaux problèmes d'ordre politique.

Dans cette communication, nous ne nous sommes contentés que de dresser le bilan de l'état actuel de recherches sur le blasphème médiéval en y ajoutant notre petite part de recherches sur l'étude iconographique du blasphème. L'histoire de l'agression verbale au Moyen Âge est encore un vaste champs d'études qui attend d'être soumis à l'attention des historiens de l'histoire sociale et culturelle.

 

(l'Université Yonsei, Séoul / zephyrum@dreamwiz.com)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Fig. 1

 

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Fig. 2

 

 

 

 

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Fig. 3

 

 

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Fig. 4

 

 



[1] C. Leveleux, La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XIVe siècle) : du péché au crime, Paris, 2001.

[2] C. Casagranet et S. Vecchio, Les péchés de la langue, Paris, 2007.

[3] J. Hoareau-Dodineau, « Les injures au roi dans les lettres de rémission », La faute, la répression et le pardon, Actes du 107e congrès national des sociétés savantes, Brest, 1982, Section de philologie et d'histoire jusqu'à 1610, tome I, Paris, 1984 ; Ead., « Le blasphème au Moyen Âge. Une approche juridique », Atalaya : Revue française d'études médiévales hispaniques, 5 (1994), pp. 193-210 ; Ead., Dieu et le Roi : La répression du blasphème et de l'injure au roi à la fin du Moyen Âge, Presses universitaires de Limoges et du Limousin, 2002.

[4] En outre de son livre déjà cité, voir aussi C. Leveleux-Teixeira, « Injure à Dieu, outrage au roi. Le blasphème à la fin du Moyen Âge et au début de l'époque moderne : un crime limite », dans Outrages, insultes, blasphèmes et injures : violences du langage et polices du discours, sous la driection de E. Desmons et Marie-Anne Paveau, Paris, 2008, pp. 31-51.

[5] C. Gauvard, Crime, Etat et société en France à la fin du Moyen Âge : « de grace especial », vol. 2, Paris, 1991, pp. 728-734.

[6] J. Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval », Génèse de l'état moderne en méditerranée, Rome, Collection de l'Ecole Française de Rome, no. 168, 1993, pp. 183-213.

[7] B. Morel, Une iconographie de la répression judiciaire. Le châtiment dans l'enluminure en France du XIIIe au XVe siècle, Paris, 2007.

[8] Cf. Nous n'avons pas encore pu avoir accès au livre de Nicolas Gonthier, Sanglant Coupaul ! Orde Ribaude ! Les injures au Moyen Age, Rennes, 2007.

[9] C. Casagranet et S. Vecchio, Les péchés de la langue, Préface de Jacques Le Goff, p. 13.

[10] Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, PL 205, col. 196.

[11] Voir le schéma de Thomas d'Aquin sur la répartition des péchés de parole dans C. Casagranet et S. Vecchio, Les péchés de la langue, p. 158, note 1.

[12] Augustin, Contra mendacium, 19, 39, CSEL 41, p. 524 : « Blasphemia est per quam de Deo falsa dicuntur. »

[13] Haymon d'Auxerre, Comm. in Is, PL 116, col. 719 : « Blsphemare autem est contrumeliam vel convicium alioquod inferre. »

[14] J. Hoareau-Dodineau, « Une approche juridique », p. 195.

[15] Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, p. 218 et passim.

[16] Paris, BnF, ms. fr. 2610, fol. 246v (CGF, vol. VII, p. 188) ; cité dans B. Morel, Une iconographie de la répression judiciaire, p. 94.

[17] J. Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval », p. 192.

[18] C. Gauvard, Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, 2005, p. 43.

[19] Londres, BL, Egerton 2781, fol. 1v ; CAMILLE, Le monde gothique, op. cit., fig. 28.

[20] Chantilly, Musée Condé, ms. 184, fol. 64v ; E. Pognon, Les Très riches heures du Duc de Berry, Minerva, 1989, p. 70.

[21] Londres, Yates Thompson 31, fol. 43.

[22] Paris, BnF, fr. 308, fol. 13 ; Paris, BnF, fr. 50, fol. 14.